« The Most Wanted Fugitive » : Angela Davis et la reconfiguration de l’ennemi intérieur (1969-1972) (2024)

1«L’ennemi intérieur», dont parle A. Davis, est une notion hétérogène, aux multiples facettes. Il peut désigner un opposant tant endogène qu’exogène, issu des divisions nationales et s’inscrivant souvent dans des logiques transnationales.

2Aux États-Unis, au cours de la deuxième Red Scare (1947-1957), la figure de l’anti-états-unien devient fréquemment associée à une série d’autres notions, comme le complot, la conspiration, la trahison, la contre-révolution ou la surveillance. Cette crainte se matérialise par des dispositions législatives spécifiques: l’Alien Registration Act de 1940 (ou Smith Act), promulgué par le Congrès, rend illégal tout agissem*nt visant à renverser le Gouvernement des États-Unis par la violence et requiert de chaque résident non citoyen de s’enregistrer auprès du gouvernement fédéral. En 1947, l’anticommunisme s’étend à la haute administration; le président Harry Truman met en place un programme de loyauté des employés fédéraux états-uniens dans le but d’écarter ceux ayant des sympathies communistes. Dans un contexte de Guerre froide et de montée des tensions, le Maccarthysme, mouvement nommé d’après le nom du Sénateur Joseph McCarthy, criminalise encore davantage des opinions politiques communistes, par peur d’une déstabilisation interne.

3L’affaire Angela Davis, à la fin des années 1960 et début des années 1970, cristallise un univers de sens complexe autour de l’ennemi intérieur, dans un contexte d’anticommunisme virulent de l’administration. La dialectique de l’ami/ennemi, fondée sur un discours de l’antagonisme irréductible, prend une dimension nouvelle, par l’ampleur des moyens de répression déployés, mais aussi par l’intensité de la mobilisation en faveur de l’activiste.

  • 1 La NAACP est une organisation de défense des droits civiques créée en 1905 par William Edward Burgh (...)
  • 2 Toutes les traductions sont de l’auteure de cet article. «Je me sentais très frustrée pendant tout (...)

4Qui est Angela Davis? Militante communiste afro-américaine, née le 26 janvier 1944 à Birmingham, Alabama, A. Davis bénéficie dès son plus jeune âge d’une socialisation familiale militante. Ses deux grands-parents sont inscrits au National Association of the Advancement of Colored People(NAACP) et sa mère a participé aux mouvements pour la libération des Scottsboro Boys1. A. Davis étudie dans une petite école privée aux sympathies communistes, la Little Red School House, à Birmingham et déménage à New York au lycée, où elle loge chez Howard Melish, pasteur d’une église épiscopale affilié à la Soviet-American Friendship Organization. Elle s’initie alors à la lecture du Manifeste communiste et rencontre Bettina Aptheker. Fille d’Herbert Aptheker, historien marxiste spécialiste de l’histoire afro-américaine, B. Aptheker est aussi membre du Parti communiste. H. Aptheker invite A. Davis à joindre Advance, un groupe multiracial de jeunesse à New York affilié avec le Communist Party USA (CPUSA). Lors d’un séjour d’échange universitaire en Allemagne, A. Davis côtoie des étudiants membres de l’Union Socialiste Allemande et participe à des manifestations contre l’intervention militaire au Vietnam. Déçue de ne pas faire partie du mouvement de libération noire des années 19602, elle rentre aux États-Unis en 1967 pour s’engager dans cette lutte tout en effectuant un doctorat de philosophie à l’université de San Diego, sous la direction d’Herbert Marcuse. En janvier 1969, A. Davis forme la branche du Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC) de Los Angeles avec Roy Wilkins, militant du NAACP et des droits civiques (Ogbar J., 1973:73). Elle adhère ensuite au Che-Lumumba Club, une cellule afro-américaine au sein du CPUSA créée en 1967 par Charlene Mitchell, première femme noire à concourir pour le poste de président des États-Unis en 1968, sous l’étiquette du CPUSA (Hampton D., 2013:104). Le choix du Che-Lumumba Club témoigne du parti pris militant d’A. Davis; la base raciale du Che-Lumumba l’oriente vers un choix de thèmes ayant trait à l’anti-impérialisme et au tiers-mondisme, à la situation concrète des Noirs états-uniens, des causes plus proches des intérêts d’A. Davis que les questions spécifiques au bloc de l’Est.

5Le moment charnière de son évolution politique est l’année 1969. Elle prend alors la direction du comité de défense des frères de Soledad, en Californie, pour la défense de George Jackson, Fleeta Drumgo et John Clutchette, avant d’être accusée de meurtre, kidnapping et conspiration, lors de la prise d’otage dans le tribunal de San Quentin en 1970 impliquant George Jackson.

6Le cadre politique particulier, propre à la Californie et aux années 1960-1970, permet de comprendre la répression qui s’abat sur A. Davis, ainsi que les raisons qui lui permettront d’échapper à la peine de mort et à la prison. Le Parti communiste de Los Angeles était alors le deuxième plus important en nombre de militants après celui de New York (Healey D., Isserman M., 1990:3). La section du CPUSA de Californie est en effet unique à l’échelle nationale, tout particulièrement dans les liens tissés avec les organisations de la communauté noire. La particularité du Parti californien est de cultiver, dans les années 1960, les alliances politiques et regroupements de gauche.

  • 3 L’essai The Hidden 1970s met en lumière le rôle de mouvements méconnus tels le American Indian Move (...)
  • 4 Pour Stokely Carmichael (1966), le mouvement de libération doit être davantage révolutionnaire et n (...)

7Les turbulentes années 1960 et 1970 sont en effet des moments de redéfinition de l’engagement politique. La nouvelle gauche, consacrée par la Déclaration de Port Huron (juin 1962), et dont l’organisation Students for a Democratic Society (SDS) est issue, refuse à la fois la domination soviétique et l’anticommunisme traditionnel de la gauche libérale étatq-unienne. Cette mutation du militantisme politique de la fin des années 1960 critique l’attention exclusive des partis de gauche aux luttes de classe et insiste sur la pluri-dimensionnalité de l’oppression (de classe, de genre, de race). Mais les Sixties sont aussi des années de continuation des révolutions3. De nouvelles idéologies du Black Power (Black Panthers notamment), fondées sur le self-defense, se développent également, face à la persistance des discriminations et du racisme, des inégalités de richesse entre blancs et noirs, et des écarts dans l’accès à l’éducation et aux soins, malgré des avancées juridiques importantes mettant fin à des siècles de ségrégation de jure (Civil Rights Act de 1964; Voting Rights Act de 1965; Fair Housing Act en 1968)4.

8La recherche d’A. Davis, à l’échelle nationale, lancée par le Federal Bureau of Investigation (FBI), puis son arrestation le 13 octobre 1970, son incarcération pendant seize mois, et la tenue de treize semaines de procès, témoignent de ce cadrage ancien de l’ennemi intérieur. À travers la construction de la figure de l’ennemi intérieur, qu’A. Davis a pu incarner, se pose la question de l’articulation de la défense nationale et de la sécurité intérieure. Pour autant, sa position intersectionnelle de femme noire et communiste, au carrefour de plusieurs luttes, semble subvertir l’ancienne dialectique ami/ennemi, alors que tiédissent les logiques anticommunistes de la Guerre froide. L’incarcération d’A. Davis fournit une opportunité de mobilisation pour le Parti communiste états-unien, au moment où il se trouve concurrencé et affaibli par l’émergence d’autres forces politiques de gauche. Dans la perspective du gouvernement états-unien, la référence à l’ennemi intérieur est jugée décisive pour maintenir la cohésion nationale, dans un contexte de tensions nationales et internationales multiples.

  • 5 L’expression «cinquième colonne» («quinta columna»; «fifth column») est d’abord employée au (...)

9Nous ferons l’hypothèse que l’affaire Angela Davis donne simultanément à voir la figure de l’ennemi de l’intérieur («la cinquième colonne»5), et sa subversion. À une période où l’anticommunisme s’essouffle aux États-Unis, A. Davis devient actrice et victime d’une dynamique ami/ennemi qui s’affaiblit, mais demeure indépassable. Ce façonnement de l’ennemi intérieur s’opère à travers des pratiques et des discours qui visent à légitimer certaines actions répressives, voire à former de nouveaux dispositifs pour renforcer la société de contrôle pendant la Guerre froide. En parallèle, cet événement donne naissance, par ricochet, à des pratiques contestataires qui s’inscrivent en faux contre cette caractérisation et témoignent de l’échec de la construction de cette figure.

10Dans une première partie, l’article revient sur les origines de l’anticommunisme et du racisme aux États-Unis. L’article analyse ensuite deux moments précis (le procès d’A. Davis et les campagnes de mobilisation) afin de mettre en lumière l’enjeu stratégique du discours sur «l’ennemi intérieur».

11L’affaire A. Davis interroge la caractérisation d’ennemi inassimilable de la Nation états-unienne. En tant que communiste africaine-américaine, A. Davis pâtit du double soupçon à l’égard des communistes et de la communauté noire.

  • 6 Le KKK est ainsi responsable de plusieurs meurtres de militants des droits civiques dans les années (...)

12Si l’esclavage est aboli sur le territoire états-unien par le XIIIe Amendement (1865), la communauté africaine-américaine souffre tout au long du XXe siècle d’une ségrégation raciale mise en place par les États du Sud depuis la période de la Reconstruction. Sur le plan légal, la doctrine de la Cour suprême «Separate but Equal» (1896) autorise la ségrégation dans les établissem*nts publics du Sud. Le racisme anti-noir ne cesse pas non plus mécaniquement après le vote des lois sur les droits civiques dans les années 1960 (Civil Rights Act, 1964; Voting Rights Act, 1965). L’avènement d’un «messie noir» est une source de crainte particulière pour le FBI qui surveille de près les organisations des droits civiques et du Black Power. Le contrôle de cet «ennemi intérieur» se manifeste par un discours pseudo-scientifique et essentialiste: les théories de l’eugénisme au XXe siècle, avancées par des scientifiques tels Clarence Gamble, sont relayées par les «white hate groups», tel le Ku Klux Klan (KKK), organisation suprémaciste blanche, toujours active en 1970 sous la forme des United Klans of America (McVeigh R., Cunningham D., Farrell J., 2014:1149). L’ennemi intérieur prend une forme particulière vis-à-vis de la communauté africaine-américaine: les membres du Klan s’organisent face à la menace perçue de la déségrégation, accusent les Africains-américains de concurrence économique et réagissent par des assassinats et actions d’une extrême violence6 (Cunningham, D., 2012).

13L’arrestation et le procès d’A. Davis en 1971 s’inscrit également dans la longue histoire de criminalisation du communisme aux États-Unis. Les deux « Red Scare » des années 1920 et 1950 induisent une histoire nationale répressive spécifique; le communisme états-unien passe en clandestinité, soupçonné d’être une activité anti-états-unienne liée à l’espionnage soviétique. Le procès d’Ethel et Julius Rosenberg (1951), deux communistes newyorkais condamnés à la peine capitale, à l’instar d’A. Davis vingt ans plus tard, en est une illustration emblématique. Même si les Rosenberg ne sont pas issus de la communauté noire, contrairement à A. Davis, le procès des époux témoigne de la criminalisation ancienne des membres du CPUSA et l’intrication des questions de sécurité nationale et de défense. Les activités de répression anticommuniste s’expliquent alors par l’importance des conservateurs au gouvernement, l’obtention de l’arme nucléaire par les Soviétiques et le début de la Guerre de Corée. La «chasse aux sorcières» culmine dans la création du COINTELPRO en 1956, une cellule du FBI dirigé par J.E. Hoover qui permet d’infiltrer des organisations politiques états-uniennes jugées disruptives et d’en assurer la perturbation, par la fabrication orchestrée, désormais démontrée par les historiens, de fausses preuves et l’organisation d’assassinats (Cunningham D., 2004).

  • 7 L’ouvrage, publié en 1957 au cœur de la chasse aux sorcières, est constamment réédité après cette d (...)

14En parallèle, la littérature historiographique accompagne et renforce cette crainte de l’ennemi intérieur. Dans les années 1960, apparaît l’école dite «traditionnaliste» qui présente le communisme comme une idéologie totalitaire, sous la houlette de Moscou. The Roots of American Communism de Theodore Draper7 est représentatif de cette tendance. Dans maints passages, l’inquiétude d’une infiltration communiste préjudiciable à la sécurité intérieure est perceptible:

  • 8 Sur la répression politique de la période McCarthy, la démonisation des communistes comme conspirat (...)

Le communisme, la nouvelle expression du radicalisme états-unien, a été transformé en appendice états-unien du pouvoir révolutionnaire russe (Draper T., 1988:395)8.

15Dans les années 1970, une école «révisionniste» donne une image favorable de l’engagement militant et se distancie des approches structurelles. L’école «révisionniste» est dominée par les mémoires de personnalités communistes qui s’inscrivent en faux contre les schémas de l’anticommunisme et mettent en lumière le bien-fondé des motifs d’adhésion au parti (Charney G., 1968:29; Richmond A., 1973:72). C’est la fin du consensus anti-communiste des années précédentes. Deux facteurs principaux expliquent l’émergence de ce contre-discours sur le communisme; la perte du Vietnam et l’émergence de l’eurocommunisme, idéologie composite qui rejette l’alignement sur le modèle communiste staliniste, tout en continuant d’adhérer aux théories communistes.

  • 9 En 1969, A. Davis voyage à Cuba, où elle est reçue par Fidel Castro en tant que membre du Parti com (...)

16Si l’affaire Angela Davis bénéficie de l’émergence de nouvelles voix favorables au projet communiste, A. Davis demeure, malgré tout, une figure de l’ennemi intérieur. Elle représente une double menace pour le gouvernement états-uniens, du fait de ses engagements intersectionnels (l’internationalisme9; la libération noire), qui sont traditionnellement perçus par le gouvernement fédéral comme des éléments perturbateurs de l’unité nationale, dans un contexte de radicalisation des mouvements des droits civiques et de la nouvelle gauche de la fin des années 1970. En raison de son affiliation à l’idéologie «étrangère» du Parti communiste, A. Davis induit, pour le gouvernement états-unien, l’éventualité d’une lutte au sens existentiel, une concurrence symbolique pour le patriotisme et pour la survie du système.

  • 10 Cette chronologie est tributaire d’une archive conservée à UCLA. UCLA Library Special Collections, (...)

17Pour saisir les enjeux de l’accusation d’A. Davis et l’acharnement dont elle a fait l’objet, il faut retracer avec minutie la chronologie des faits10. Il sera alors possible d’identifier et d'analyser des discours et des pratiques qui servent à identifier l’ennemi intérieur, dans le contexte précis de l’affaire Angela Davis.

L’identification de l’ennemi intérieur et la justification de sa neutralisation

  • 11 Pendant la période du Maccarthysme, le Daily Bruin, journal étudiant de UCLA, est accusé par l’admi (...)
  • 12 R. Reagan avait fait campagne contre la rébellion des étudiants, notamment après le Free Speech mou (...)
  • 13 Schuster, Jack, «Angela Davis», 11 juin 1970, Online Archive of California, The Bancroft Library, (...)
  • 14 UCLA Library Special Collections, University Archives. Collected Materials about Angela Davis, «Ch (...)
  • 15 Superior Court of the State of California for the County of Los Angeles, n°962388 (Oct.24, 1969), (...)

18Le premier acte de l’accusation est la mise en difficulté académique d’A. Davis. Recrutée, à 25 ans, comme professeure associée de philosophie à l’été 1969 par l’université de Californie à Los Angeles, dans le cadre d’une politique d’augmentation des effectifs d’enseignants africains-américains (AAUP, 1971:385), elle enseigne le matérialisme dialectique au département de philosophie. Dès avril 1969, le conseil d’administration (Regents) d’UC San Diego avait voté à 13 voix contre 10 la fin de la reconduction du poste de son maître à penser, le philosophe néo-marxiste Herbert Marcuse. En juillet 1969, c’est au tour d’A. Davis d’être accusée pour ses liens avec le CPUSA, par William Tulio Divale, étudiant membre du SDS de UCLA et informateur pour le FBI, qui publie un article à ce sujet dans le journal de l’université, le Daily Bruin11. Ronald Reagan, gouverneur républicain de Californie et président du conseil d’administration d’UCLA12, demande l’exclusion d’A. Davis de l’université, invoquant le règlement historique qui interdit aux membres du Parti communiste d’intégrer le corps enseignant. Après une enquête interne, en septembre 1969, les Regents de l’Université de Californie interdisent à A. Davis d’enseigner. En octobre, les événements s’accélèrent et une politique de bras de fer s’établit entre les Regents, d’un côté, et les professeurs d’UCLA, de l’autre. Le Chancelier Charles E. Young défie sa direction en refusant de licencier A. Davis. Le 3 octobre, les Regents donnent de nouveau l’autorisation d’enseignement à A. Davis, mais sans que les étudiants puissent obtenir de crédits académiques en suivant ses cours. Le 5 octobre, les professeurs africains-américains de la faculté bloquent la parution des notes et demandent le rétablissem*nt des crédits académiques attribués à ses cours. Le 9 octobre, une grève de la faculté débute pour contester la décision des Regents13. Menée par David Kaplan, responsable du département, et Donald Kalish, professeur de logique et militant antiguerre du Vietnam, elle est votée par la majeure partie des professeurs de l’université (539 voix contre 12) pour demander la remise en cause de la décision des Regents. Le 19 octobre, les étudiants d’UCLA votent à 81% contre la décision des Regents14. Le Juge J. Pacht de la Cour de Los Angeles déclare le 24 octobre 1969 que les Regents ne peuvent pas «automatiquement exclure du recrutement universitaire de l’Université de Californie, seulement en vertu d’une adhésion, toute personne qui est membre du Parti communiste»15. La politique anticommuniste appliquée dans les facultés est ainsi rejetée par le Juge.

  • 16 En effet, A. Davis prononce des discours dans nombre d’universités pour critiquer le système académ (...)

19En décembre, les Regents font appel de la décision et en réfèrent à la juridiction d’appel de l’État (State Court of Appeals). Au même moment, le Sénat académique de l’université de Californie vote à 2437 contre 1139 voix en faveur de l’abolition de la politique anticommuniste en place dans les facultés. En juin de l’année suivante, les Regents renvoient à nouveau A. Davis, en mentionnant les coupes budgétaires et en présentant cette fois-ci trois chefs d’accusation à son encontre: l’accusation d’endoctrinement des étudiants, l’interférence de ses activités politiques avec son enseignement, les discours politiques procommunistes tenus hors du campus, jugés irresponsables16 (Gordon, D., 2020:598). Après dix mois de bataille judiciaire, R. Reagan finit par avoir gain de cause: «En tant que président du conseil d’administration, je ne pourrai cautionner (…) la présence d’une communiste au sein d’une institution nationale. Les communistes sont un danger pour ce splendide système gouvernemental que nous partageons avec fierté» (Koerner B., 2014:114).

20L’accusation d’A. Davis prend place dans un climat de méfiance envers le communisme. L’affaire révèle les tensions entre le corps enseignant, le corps judiciaire et le corps politique. La menace d’un opposant permet à l’appareil étatique d’affirmer des repères collectifs et un ordre symbolique: le monde soviétique et socialiste, d’un côté, le monde libre et démocratique, de l’autre. Cependant, ce schéma de l’anticommunisme est aussi en pleine déstabilisation avec l’apparition de nouveaux mouvements (la nouvelle gauche, le mouvement antiguerre, les mouvements du Black Power, des Chicanos et Amérindiens). C’est la raison pour laquelle les technologies de pouvoir redoublent d’efforts pour obtenir des gages de stabilité, à travers le cas monté en épingle d’A. Davis. Le biopouvoir investit spécifiquement le corps individuel (Agamben G., 1997); c’est désormais la vie d’A. Davis qui se trouve exposée à la puissance de mort du pouvoir souverain.

Le cadrage: le procès politique mis en scène

21Le deuxième moment de l’accusation correspond à la politisation des procédures judiciaires et la mise en scène de la capture d’A. Davis. Le chef d’accusation est relatif à sa participation présumée à une prise d’otage dans le tribunal de San Quentin dont l’issue est meurtrière. A. Davis est principalement suspectée d’avoir fourni une arme à l’auteur de la prise d’otage, Jonathan Jackson, qui cherchait à libérer les Soledad Brothers, dont faisait partie son frère, George Jackson. Les Soledad Brothers étaient trois Africains-américains incarcérés à la prison de San Quentin, accusés du meurtre d’un gardien de prison, en représailles de l’assassinat de trois activistes noirs par un autre gardien. George Jackson, frère de Jonathan Jackson et membre des Black Panthers, avait fondé en prison un groupe Black Power marxiste, la Black Guerrilla Family. Pour libérer les Soledad Brothers, J. Jackson prend en otage le 7 août 1970 le juge Harold Haley qui meurt pendant l’assaut avec deux frères de Soledad et Jonathan Jackson. Le 18 août 1970, le directeur du FBI, J. Edgar Hoover, place A. Davis sur la liste des dix personnes les plus recherchées. A. Davis s’enfuit et se cache à divers endroits du territoire états-unien. Le poster du FBI, «The Most Wanted Fugitive», est diffusé à l’échelle nationale et indique qu’A. Davis est «possiblement armée et dangereuse». À son arrestation, le président Nixon félicite le FBI d’avoir appréhendé une dangereuse «terroriste» (Meltsner M., 2006:124).

22En fait, le FBI avait commencé à surveiller A. Davis à la fin des années 1960. Dans un mémo du FBI de Los Angeles, il est indiqué qu’A. Davis aurait incité ses étudiants à renverser le gouvernement (de Graaf B., 2011:196). Le FBI aurait envoyé des «Angela Davis kits» aux anticommunistes, incluant ses écrits radicaux, afin de nourrir un sentiment de défiance à son encontre.

23Les discours du gouverneur R. Reagan tenus à l’égard d’A. Davis témoignent de l’hostilité anticommuniste en vigueur. En octobre 1969, il avait déjà condamné l’entrisme du communisme dans les facultés. Dans un entretien d’août 1970, il s’oppose sans ambages aux convictions politiques d’A. Davis qui sont présentées comme le facteur de subversion principal à éradiquer:

Reporter: Gouverneur Reagan, considéreriez-vous A. Davis comme dangereuse?
Reagan: Oui, elle est communiste.
Reporter: Gouverneur, comment la police a-t-elle pu déterminer que les pistolets utilisés dans le massacre de Marin County étaient tous enregistrés sous le nom d’A. Davis?
Reagan : C’est simple - elle était communiste (Boykoff J., 2006: 106).

  • 17 Ces indications sont tirées du livre sur A. Davis de B. Aptheker (1997:165), description partisan (...)

24L’État fédéral, par le biais de ses représentants, élabore plusieurs chefs d’accusation, de sorte que le personnage d’A. Davis concentre toutes les figures de l’ennemi: le coupable de droit commun et l’activiste politique. Ainsi, le procureur A. Harris présente trois chefs d’accusation: le meurtre, le kidnapping et la conspiration. Concernant le meurtre et le kidnapping, il utilise les lettres personnelles et l’extrait du journal de G. Jackson à titre de preuves pour inculper A. Davis. Il fait de son acte la conséquence d’une relation amoureuse épistolaire entretenue entre A. Davis et G. Jackson. Cet argument permet au procureur de déconstruire le fait qu’A. Davis serait une prisonnière politique: «son motif premier n’était pas de libérer des prisonniers politiques, mais de libérer le prisonnier qu’elle aimait» (Aptheker B., 1997:165). Néanmoins, l’acte est également associé à son affiliation communiste. Le terme de «conspiration» le classe dans la catégorie de «violence politique» et justifie l’exercice de la «violence légitime» de l’État pour se prémunir d’un ennemi intérieur désigné comme tel. Trente-neuf témoins sont appelés à la barre pour souligner l’implication d’A. Davis dans la prise d’otage, incluant J. Kean, un ami du juge Haley, et M. Graham, l’une des jurés kidnappées et blessées le 7 août. Enfin, quarante-trois témoins comparaissent et certains déclarent qu’A. Davis s’était procurée en amont des munitions17.

Le relai médiatique: des soupçons sur l’utilisation des fonds de campagne

25La troisième étape renvoie à la fabrication d’un discours idéologique sur l’ennemi intérieur, diffusé à un large public. Plus précisément, ce moment s’articule autour des usages politiques du procès par les journaux locaux et nationaux. La couverture médiatique de l’événement témoigne d’une culture de la Guerre froide. Au moment où commence le procès, le Chicago Tribune, principal quotidien de la ville de Chicago, journal conservateur et proche du Parti républicain, intitule son article «les Rouges espèrent faire d’Angela un martyr pour lever des fonds». Le CPUSA dépense effectivement près de 30000$ dans la campagne (Stern S., 1971). A. Davis est décrite comme une héroïne de la révolution noire et son procès comme «le plus grand projet de fundraising du Parti communiste états-unien depuis une génération» (The Chicago Tribune, 1971). Très vite, des soupçons vont peser sur le CPUSA concernant l’utilisation des fonds de la campagne:

Seulement une portion de l’argent levé par ces comités est actuellement utilisée pour la défense. (…) Le cas de Mademoiselle Davis est un cas taillé main pour la stratégie du CPUSA. Elle, à l’instar de nombre de bénéficiaires de la générosité des Rouges, fait partie d’un groupe minoritaire. Elle a été une femme radicale et, surtout, elle a été mise en accusation pour un crime circonstancié (Ibid.).

  • 18 UCLA Library Special Collections, University Archives. Collected Materials about Angela Davis, «Le (...)

26L’anticommunisme impacte les organes de presse et la façon dont A. Davis y est représentée. Le journal militant Los Angeles Free Press, tabloïd emblème de la presse alternative et indépendante de la nouvelle gauche, remet en question l’envoi effectif de l’argent au comité de défense. Cette remarque est emblématique de la politique de la nouvelle gauche qui cherche à se démarquer du Parti communiste, pour proposer une offre politique alternative de gauche antitotalitaire, émancipée de la tentation communiste. Il est intéressant de noter que, sur ce point précis des finances de la campagne, la terminologie de la presse noire, globalement favorable à A. Davis, est parfois partagée avec celle employée par les journaux blancs conservateurs et libéraux. L’opportunisme du CPUSA est la principale critique adressée aux organisateurs de la campagne: P. Alexander, dans le Los Angeles Herald Dispatch, ancien organe de presse officiel des Black Muslims, reprend la théorie avancée par le Chicago et le Los Angeles Tribune de l’utilisation de l’argent de la communauté noire par le CPUSA pour duper la communauté africaine-américaine. Il remarque que le procès parallèle de B. Seale, leader des Black Panthers, ne bénéficie pas de la même publicité. C. Mitchell, l’une des dirigeantes africaines-américaines du CPUSA, choisit de répondre à ces diverses accusations sur l’utilisation des fonds par une déclaration envoyée et diffusée aux comités nationaux pour confirmer l’attribution de l’argent à la défense d’A. Davis. Elle accuse, en outre, l’«anticommunisme virulent qui prend place dans la communauté noire»18.

27Ainsi, à travers l’affaire Angela Davis, se profile la crainte de l’influence soviétique dans les affaires intérieures états-uniennes, et la crainte au sein de la communauté africaine-américaine de la dissolution de leurs combats anti-racistes dans une idéologie communiste.

28Alors que l’appareil étatique renvoie A. Davis à une altérité radicale, un groupe d’amis et de militants se forme pour disqualifier et déjouer son identification à l’ennemi. Différentes initiatives qui relèvent d’une pluralité de discours et de positionnements politiques sont déployées pour demander sa libération. Leur objectif est de contrer l’assimilation d’A. Davis à une menace pour la sécurité nationale des États-Unis. Après l’arrestation d’A. Davis, le New York Committee to Free Angela Davis s’organise à l’initiative du CPUSA. Un National United Committee to Free Angela Davis (comité national de libération d’A. Davis) vient compléter au niveau national ce comité, avec F. Davis Jordan, la jeune sœur d’A. Davis de 23 ans, l’une des Coordinatrices Nationales, aux côtés de C. Mitchell (Olden M., 1973:129). Diverses sections se développent au niveau local, avec une prédominance à l’Ouest (Oakland, San Francisco, Los Angeles), au Nord-Est et Midwest (New York, Washington, Chicago, Philadelphie). Cette répartition spatiale recoupe l’implantation du CPUSA, majoritairement présent dans les grandes villes, et correspond à l’implantation d’autres groupes contestataires (Black Panthers, National Mobilization to End the War in Vietnam, SDS…). De 1970 à 1971, une campagne nationale est menée pour demander la libération sous caution; des pétitions, des rassemblements, des manifestations ont lieu. L’argent et l’appareil de propagande (brochures, posters, pin’s) sont envoyés dans les diverses sections par le CPUSA. Le comité national de libération d’A. Davis organise des rallies, des manifestations, des pétitions, et diffuse régulièrement une lettre d’information aux partis communistes européens.

L’héroïne communiste contre l’injustice capitaliste: les enjeux de la figure d’A. Davis pour le Parti communiste états-unien

29Un contre-discours émerge au sein du Parti communiste états-unien lui-même. «Le soutien n’avait pas besoin d’être généré. Il devait être organisé», déclare B. Aptheker, membre du comité national du CPUSA et amie d’enfance d’A. Davis (Aptheker B., 1997:28). S’il est difficile de mesurer l’enthousiasme d’une mobilisation, on peut légitimement se demander quels arguments ont structuré le contre-discours du Parti communiste et quel a été l’enjeu partisan de la campagne de libération.

30Dès l’arrestation d’A. Davis le 13 octobre 1970, Franklin Alexander, responsable du Che-Lumumba Club, donne une conférence à Los Angeles:

Le Che Lumumba Club du Parti communiste de Californie du Sud est le choix organisationnel d’A Davis et le collectif auquel elle appartient. Nous allons complètement, et sans réserve, construire le plus large, le plus important, le plus impressionnant mouvement que ce pays n’ait jamais vu pour libérer une camarade (Ibid:27).

31Les leaders du CPUSA envisagent une stratégie qui éviterait d’aliéner des soutiens potentiels, notamment au sein de la communauté africaine-américaine: «Dans un premier temps, ils devaient se défaire des peurs de l’opinion publique sur le fait qu’ils étaient des anarchistes violents qui admiraient les armes et voulaient détruire le pays» (Healey D., 1993:45).

32Paradoxalement, alors qu’il serait attendu que les dirigeants du CPUSA promeuvent la cause communiste ouvertement, ces derniers ne font pas toujours référence au Parti communiste. Cette stratégie est un moyen de construire une alliance large et de dépasser l’anticommunisme de certains Noirs états-uniens, dans l’espoir de pouvoir récupérer ensuite les fruits de cet effort de mobilisation. L’affaire Angela Davis devient ainsi une façon de rapprocher les groupes du Black Power des objectifs du CPUSA. Comme le remarque justement Beth slu*tsky (2015:164), «alors que les Panthers adoptaient la rhétorique marxiste, ils ne se considéraient pas comme des alliés naturels du CPUSA parce qu’ils se méfiaient des relations du Parti avec l’Union soviétique». De même, les relations sont tendues entre CPUSA et le Black Panther Party; William Patterson, avocat africain-américain et figure centrale du Parti communiste états-unien, accuse le Black Panther Party d’une «croisade anti-communiste systématique et persistante dans les ghettos (…)» (Patterson W., 1972:163), tandis qu’E. Cleaver considère le procès d’A. Davis comme un «écran de fumée» destiné à «cacher le procès de Bobby Seale» et estime que le but du Parti communiste est de diviser et affaiblir les organisations noires (Cleaver E., 1971:5).

33Le comité national pour A. Davis cherche cependant à recruter un maximum de «têtes d’affiche» et à développer un immense réseau, communiste et non communiste, afin de transformer cette cause en combat universel. Figurent ainsi parmi ses sponsors des musiciens, des écrivains, des acteurs en vue, blancs et noirs: Beah Richards, Alice Childress, Ossie Davis, etc. (Gore D., 2012:153). Des activistes africaines-américaines, telles Ella Baker et Louise Thompson, jouent également un rôle fondamental dans la popularisation du mouvement, à un moment où les organisations féministes refusent de reconnaître la persécution d’A. Davis comme centrale au combat contre le patriarcat (McDuffie E.S., 2011).

  • 19 Le Grand Jury, issu à l’origine du droit coutumier anglo-saxon, avait pour rôle de protéger le prév (...)

34L’organisation de la résistance s’opère également par le truchement du procès. Un comité d’avocats est rapidement formé, recrutant jeunes diplômés et célébrités du droit, souvent non communistes mais engagés dans des causes africaines-américaines; Howard Moore, avocat d’activistes des droits civiques, Sheldon Otis, avocat d’Huey Newton, Michael Tigar, ainsi que des avocats de la National Conference of Black Lawyers, de l’American Civil Liberties Union et de la National Lawyers Guild aident à préparer des motions sur une période de seize mois. Ils s’attachent à construire un argumentaire à partir de plusieurs points: la critique de la méthode de sélection du Grand Jury19 par le Marin County, la légalité des preuves et la publicité avant le procès qui serait grandement préjudiciable à A. Davis. Les motions mettent en avant la section 995 du Code Pénal de Californie selon laquelle l’accusation doit être fondée sur une cause raisonnable et probable.

35La défense cherche à montrer que les preuves accumulées sont insuffisantes. Ces dernières sont au nombre de quatre; A. Davis aurait acheté une arme similaire à celle utilisée; elle se trouvait dans une camionnette garée à côté du Palais de Justice; elle serait partie en fuite; elle était engagée en amont dans une campagne pour défendre les prisonniers de Soledad (1969-1970) (Davis M., Wiener J., 2021:480). La défense vise précisément à détruire ces fausses corrélations en montrant, par exemple, que les indices balistiques ne sont pas similaires à ceux de l’arme achetée par A. Davis, qu’aucun témoin n’a reconnu formellement A. Davis ou qu’elle était trop loin de la scène du crime pour être suspectée. A. Davis souligne également l’inégale représentation au sein du jury, sans rejeter toutefois la possibilité d’un procès juste:

Il n’y a pas de personne noire dans le jury. Même si je ne puis dire qu’il s’agit d’un jury de pairs, je peux dire qu’après de longues discussions, nous en sommes venus à la conclusion que les femmes et hommes siégeant dans le jury feront de leur mieux pour m’assurer un procès équitable (Aptheker B., 1997:181).

36En soutien à la défense légale, les comités lancent une campagne intense de publicité à l’égard de la presse noire, Jet, Ebony, pour reproduire des extraits de cours d’A. Davis à UCLA et pour publier des articles favorables sur A. Davis (Hutchinson E., 1995:285). Malgré les soupçons sur l’utilisation des fonds, la campagne semble fonctionner, au moins partiellement, auprès de la communauté africaine-américaine. A. Davis pourrait représenter une figure de ralliement pour les membres de la classe moyenne qui s’identifient à sa vie: «quand ils voyaient A. Davis, ils ne voyaient pas une femme hirsute et révolutionnaire, communiste, mais une femme de carrière qui se bat pour monter dans l’échelle socio-économique» (Hutchinson E., 1995:285). Sa position rappelle la précarité de la classe moyenne noire au sein de la société états-unienne: l’injustice dont elle est victime fait écho aux expériences vécues du racisme et de la discrimination au sein de la communauté africaine-américaine.

37Pendant le procès, les discours en faveur d’A. Davis obéissent à une tentative de déconstruction des fondements de la peur, au rejet de la diabolisation, conçus comme référentiels de l’action politique sur l’ennemi intérieur. Les témoignages remplissent une fonction heuristique de révélation au grand jour des véritables raisons de sa condamnation. A posteriori, les écrits des militants cherchent à célébrer l’effort d’organisation et l’engagement des militants. The Morning Breaks: The Trial of Angela Davis, de Bettina Aptheker est l’un des rares ouvrages retraçant l’intégralité du procès d’A. Davis. Pour les militants du même parti, il s’agit en effet d’un procès politique. Le livre met en scène le verdict du procès en insistant sur son exemplarité et son caractère prophétique: «cette histoire n’a pas vraiment de fin. Elle a seulement un début. Le début est l’esclavage. La fin est le jour de la liberté. Le jour de la liberté est le socialisme. Les événements que j’ai décrits ici prennent une place quelque part entre le début de la fin» (Aptheker B., 1997:284). Le ton révolutionnaire est assumé, et se retrouve dans d’autres pamphlets, tels The Fight to Free Angela Davis, Its Importance for the Working Class, écrit par Charlene Mitchell, amie d’A. Davis et membre du Parti communiste depuis ses seize ans. Le texte insiste sur le caractère politique de l’emprisonnement d’A. Davis et l’engagement immédiat du Parti communiste dans la campagne. C. Mitchell cherche à connecter la figure d’A. Davis à la question plus large de la classe ouvrière et du marxisme, de l’injustice sociale et raciale: A. Davis «exprim[e] les demandes des Noirs, de toutes les classes opprimées, des classes ouvrières appauvries» (Mitchell C., 1972:3). Dès la page 4, la «camarade» A. Davis fait place au discours sur la création d’un front de solidarité commun face à l’oppresseur capitaliste. C. Mitchell présente A. Davis comme un défi non seulement pour les blancs non-communistes mais également comme un facteur de remise en question pour les blancs communistes, parfois prompts, selon elle, au racisme.

L’internationalisation de l’affaire A. Davis et la géopolitique de la Guerre froide

  • 20 Cette sous-partie doit beaucoup aux recherches et à l’article de Kozovoi, Andreï (2009).
  • 21 CIA (1971:1-2), cité dans De Graff, Beatrice, op. cit., p.276.

38L’affaire A. Davis devient un terrain de compétition idéologique et de lutte de pouvoir à l’échelle internationale. Sa figure est porteuse de signification sociale et politique dans le climat politique mondial, divisé par les tensions de la Guerre froide. Son exportation contribue à créer un répertoire d’ennemis et d’alliés, dans l’optique de gagner la guerre des représentations. Le personnage A. Davis se transforme en une arme puissante de persuasion pour l’un et l’autre camp. Elle constitue, pour les partisans du communisme, le signe de la validité du combat qui permettrait de gagner l’assentiment de «l’autre côté», de rallier les gens à la cause communiste. Inversem*nt, sa diabolisation garantit, pour les États-Unis, de se poser en champions du monde libre et démocratique. L’internationalisation du combat d’A. Davis dans des pays soviétiques permet ainsi de redonner du lustre à une idéologie communiste en déclin aux États-Unis et à l’échelle mondiale. En URSS, par exemple, la propagande communiste soviétique édifie A. Davis en martyre du complexe militaro-industriel états-unien. Elle est, pour les médias soviétiques, le bouc émissaire d’un procès monté de toutes pièces. Sa visite en URSS en 1972, à sa sortie de prison, est largement détaillée dans les médias soviétiques, qui s’attachent à décrire les élans de sympathie de la jeunesse communiste. Mais cette propagande n’a pas valeur de preuve de la sympathie pour la cause A. Davis et ne permet pas de mesurer l’ampleur des mobilisations (ou leur caractère non contraint et volontaire) en faveur d’A. Davis. En effet, les lettres de soutien étaient souvent envoyées dans le cadre de travaux scolaires et il est difficile d’estimer dans quelle mesure les rassemblements (en usine ou ailleurs à Moscou) ne sont pas planifiés par le parti. Les lettres sont généralement adressées par les travailleurs, fermiers, scientifiques, artistes. Ainsi, les mineurs de Krasnoarmeysk dans le Donbass déclarent leur chaleureux soutien à A. Davis: «Nous sommes des mineurs, des sidérurgistes, des dockers et des tailleurs, des bergers et des forgerons. Nous sommes les travailleurs grâce auxquels le monde avance. Tout le peuple soviétique est avec vous» (Kirillova L., 2019:228). À sa libération, la propagande soviétique ne présente plus A. Davis de manière méliorative. Ce changement de discours reflète le tournant de la coopération avec les États-Unis au moment de la Détente; ce tiédissem*nt de la rhétorique de propagande ne fait plus d’A. Davis une «marxiste-léniniste pure» mais une militante «qui tend simplement vers le marxisme»20. Pourtant, selon la CIA, environ 5% des efforts de propagande russe étaient dédiés à la défense d’A. Davis (contre 4% à l’Indochine). Les rapports états-uniens soulignent également l’importance de l’affaire pour l’URSS, qui serait devenue «une campagne anti-états-unienne manipulée par les Soviétiques à l’échelle mondiale, qui rappelle les efforts de propagande communiste orchestrés pour les espions de l’arme atomique, Ethel et Julius Rosenberg21». Si ce chiffre est invérifiable, la CIA énumère aussi le nombre de commentaires radiophoniques dévolus au sujet: 20 commentaires à Moscou, pendant la semaine du 5 mars 1972, présentent A. Davis comme une «prisonnière politique». En retour de cette propagande soviétique massive autour d’A. Davis, Radio Free Europe, un groupe de communication fondé en 1949, financé discrètement par le Congrès états-unien et la CIA, outil de l’arsenal de propagande états-unienne, souffle aux auditeurs des pays de l’Est de croire à la culpabilité d’A. Davis. L’organe de presse perd beaucoup de sa crédibilité lorsqu’A. Davis est libérée: «Dans ces circonstances, la libération en 1972 de Davis était un coup supplémentaire au gouvernement états-unien et a boosté le bloc de l’Est» (De Graaf B., 2011:276).

39Après sa libération en 1972, A. Davis fera le tour des pays soviétiques en remerciement de leur soutien dans sa campagne de libération–Cuba, puis l’URSS, où elle reçoit le Prix Lénine, mais aussi la Bulgarie et la Tchécoslovaquie (Hamilton N., 2002:96).

40Ainsi, les mobilisations internationales permettent de dédiaboliser l’image du Parti communiste pourfendeur des libertés et d’attirer les sympathies. La campagne pour libérer A. Davis donne l’occasion aux Partis communistes, dans un contexte de fragilisation après le Printemps de Prague, de redorer l’image d’un communisme mise à mal. Aux États-Unis, la figure d’A. Davis constitue également une opportunité pour le CPUSA d’établir un pont entre le communisme et les revendications de la communauté africaine-américaine.

41La figure d’A. Davis permet donc, avec toute sa complexité idéologique, de mobiliser des peurs publiques anciennes autour du communisme et des luttes africaines-américaines, tout en les reconfigurant, en créant de nouveaux fronts de solidarité et alliances entre Africains-américains et communistes, dans un contexte de tiédissem*nt de l’anticommunisme sous l’action de divers mouvements sociaux issus des minorités.

42L’ennemi intérieur qu’elle symbolise est à la fois une figure particulière et générale; particulière car elle fait jouer la configuration d’un univers de sens spécifique et mobilise une production discursive unique, dans un contexte de déstabilisation de l’opposition binaire ami-ennemi de la fin de la Guerre froide; générale, puisqu’elle s’inscrit dans la longue succession des figures de l’ennemi intérieur aux États-Unis.

43L’affaire Angela Davis manifeste une volonté politique de présenter la militante comme une menace pour la sécurité intérieure. Elle est associée aux questions de défense nationale et internationale des États-Unis, afin de rallier à une cause, qu’elle soit idéologique, électoraliste, ou symbolique. Elle devient un outil de persuasion qui renforce ainsi l’identité d’un groupe par la dénonciation ou le dissensus. Cependant, les limites de la diabolisation de sa figure témoignent de l’échec de la répression. Dans l’affaire A. Davis, la dialectique ami/ennemi ne fonctionne plus à plein, elle est déstabilisée par l’acquittement de l’accusée, par les multiples mobilisations des années 1970, et par le rejet des schémas binaires qui ont structuré toute la période de la Guerre froide.

44Dans un article peu connu, intitulé «Race and Criminalization» (1995), A. Davis reconnaît que «le communisme n’est plus désormais l’ennemi quintessentiel contre lequel la nation imagine son identité. Cet espace est désormais habité par des constructions idéologiques sur le crime, les drogues, l’immigration, et l’assistance sociale» (Davis A., 1997:271).

45En 1991, A. Davis a en effet rendu sa carte du Parti communiste. Plusieurs facteurs peuvent expliquer son départ: la chute de l’URSS met le parti en difficulté, l’hom*ophobie, le racisme et le sexisme auraient aliéné ses membres, le leadership pro-stalinien de Gus Hall, le refus de démocratiser les prises de décision, etc. A. Davis avait fait partie des membres qui avaient signé une pétition «Unite and Renew the Party» pour demander des réformes et une démocratisation interne du parti. Lors du congrès national de décembre 1991, le CPUSA signifie à ses militants qu’ils ne sont pas autorisés à parler à la Convention ou à se présenter aux élections. La réaction ne se fait pas attendre: mi-décembre 1991, 2700 membres du Parti communiste des États-Unis, dont la quasi-totalité des membres de la branche de la Californie du Nord, notamment A. Davis, C. Mitchell, K. Alexander, H. Aptheker, tous engagés dans la campagne d’A. Davis, donnent leur démission, ce qui a pour effet de laisser le parti très affaibli (Hampton D., 2013:259).

46Depuis lors, les combats d’A. Davis se sont diversifiés pour inclure le droit des personnes hom*osexuelles, le féminisme ou la défense plus large des droits de l’homme. Toutefois, son héritage demeure bien vivant dans différents mouvements de contestation; les cofondatrices du mouvement très contemporain Black Lives Matter, Patrisse Khan-Cullors et Asha Bandele, reconnaissent leur dette militante à l’égard d’A. Davis. Le titre de leur livre, When They Call You a Terrorist (2018), préfacé par A. Davis, est une réponse aux accusations de terrorisme auxquelles les activistes du mouvement ont, elles aussi, été personnellement confrontées. Le mécanisme de production de la figure séculaire de l’ennemi intérieur n’a, semble-t-il, de cesse de se perpétrer et se réinventer.

« The Most Wanted Fugitive » : Angela Davis et la reconfiguration de l’ennemi intérieur (1969-1972) (2024)
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